Les apparences sont souvent trompeuses. Il y a quelques semaines, en parcourant les rayons de la Bibliothèque diocésaine à la recherche d’un ouvrage de spiritualité, notre attention a soudain été retenue par deux magnifiques reliures en cuir rouge ornées de motifs compliqués et dorés datant du XVIIIe siècle. Grande fut la déception : c’étaient des ouvrages très communs, plusieurs fois réédités, qu’on découvre chez quasiment tous les bouquinistes. L’objet était joli, mais son contenu n’était pas à la hauteur de notre attente. En revanche, entre ces deux splendides éditions se trouvait une sorte de petit cahier. Pour lui, pas de reliure en cuir, un simple papier grossier de couleur grise que le temps a largement sali. En l’ouvrant, notre surprise fut grande : une centaine de pages d’images et de mots épars. Intrigué, nous regardons la page de garde et nous découvrons une Bible entièrement composée de rébus. Voilà qui est original et qui mérite une courte étude.


Le livre qui a retenu notre attention a été publiée en 1749 à Nuremberg par Jean-Adam Stein et Gabriel-Nicolas Raspe. Il a été édité en allemand, et nous traduisons ici le long titre qui proclame : ''Sentences bibliques curieuses et expliquées avec beaucoup d’images aussi appelée Bible en images ou par le courage de l’éducation de la chère jeunesse pour apprendre chaque chose et la nommer de son véritable nom et ce n’est pas moins que faire entrer sans peine les sentences de l’Ecriture Sainte dans la mémoire.’’ Il comprend 160 pages qui se divisent en trois parties :
  • 1. Un chapitre préliminaire dans lequel l’auteur, resté anonyme, explique sa démarche (pp. 3 à 6) ;
  • 2. Une traduction des rébus (pp. 7 à 32) ;
  • 3. Des rébus correspondant à des versets de la Bible (pp. 1 à 128 car la pagination recommence à 1 dans cette partie).

L’auteur tient à justifier l’utilisation d’images pour expliquer les mystères et la vérité de la religion. Pour cela, il se sert de l’exemple des anciens égyptiens et de leurs hiéroglyphes qui défient le temps. Sous forme de dessins ou de caractères imagés, ils parlent des croyances, des peurs et des espoirs d’une civilisation disparue. Mais il tient aussi à replacer son travail dans une perspective plus chrétienne. Il s’attarde donc longuement sur Enoch qui, dans l’Ecclésiastique (49, 14), est considéré comme un des patriarches les plus importants de l’histoire biblique : ‘’Personne sur terre ne fut créé l’égal d’Enoch, c’est lui qui fut enlevé de la terre’’. Or, on lui attribue le Livre d’Enoch, ouvrage renfermant de nombreuses visions apocalyptiques où il est question du Messie, de l’Enfer et du Jugement dernier. Il s’agirait en fait d’un texte écrit en Palestine, sans doute par des Hassidim, et fini vers 64 avant Jésus-Christ. L’auteur de notre Bible en images préfère rappeler que Enoch aurait gravé le texte de ses révélations sur deux grandes colonnes, une de fer et une de pierre, pour les préserver des attaques du temps. Il aurait ‘’mis en images les secrets les plus cachés de son énorme sagesse’’ (p. 3). Ayant placé son livre sous l’égide de l’Antiquité qui plaît tant aux hommes du XVIIIe siècle et d’un patriarche, notre auteur peut s’adresser directement à ses lecteurs.
Il les assure qu’ils trouveront dans son ouvrage ‘’quelque chose de grand et en l'occurrence les paroles de la Vérité éternelle’’ (p. 4). Il a le souci de s’adresser à un vaste public et tient donc à retenir l’attention des fidèles, et en particulier celle des enfants. Il assure : ‘’les enfants tireront plus de joie et de bénéfices d’un petit livre comme celui-ci en admirant en l’espace de quatre semaines les plus belles sentences extraites de l’Ecriture Sainte qui s’y trouvent, que de six mois d’étude d’un gros livre’’ (p. 5). L’image permet le jeu et une meilleure mémorisation. Il affirme : ‘’Tous ceux qui sont doués de raison prennent soin de distinguer une chose de l’autre et ont toujours le désir de représenter de manière vivante ou en images la forme de telle ou telle chose’’ (pp. 4-5).
Il est bien conscient que son travail ne s’adresse ni à ceux qui connaissent déjà les Ecritures, ni aux esprits forts ‘’qui se contentent de reproches très nets ou qui s’en délectent’’ (p. 5). Il souhaite toucher les gens simples et leur montrer que ‘’les Saintes Paroles sont cachées parmi nous comme les grappes de raisin sous les feuilles’’ (p. 6). Il ne cherche pas à égaler les philosophes ou les théologiens. Il veut montrer que chacun peut connaître la Bible et en retenir les passages importants. Il conclut sa préface en certifiant que son but ‘’n’est pas autre chose que d’honorer le Dieu grand et vivant’’ (p. 6).

Après cette rapide introduction, l’auteur fournit plus de 200 rébus. Des mots en caractères gothiques alternent avec de petites vignettes. Certaines décrivent parfaitement l’expression à trouver : un bateau pour désigner l’arche de Noé, des trompettes, des ailes, des coeurs, des épées... D’autres images sont plus abstraites. Un bouclier ovale sur lequel sont inscrits quelques termes hébreux symbolise le mot ‘’Dieu’’. Les versets bibliques sont rarement parfaitement traduits. Il s’agit souvent de paraphrases et, parfois, l’auteur supprime certaines répétitions ou des images qu’il juge trop abstraites.
Les thèmes abordés par ces rébus sont peu nombreux : la punition divine, la nécessité de se convertir de coeur et d’esprit, la confiance que le chrétien doit avoir en Dieu.
Un exemple permet d’illustrer parfaitement la technique de l’auteur. La formule en caractères gothiques est la suivante : Es ist leichter da ein (image 1) durch ein (image 2) gehe dann, das ein (image 3) ins Reich (image 4) komme. Ce qui pourrait donner à peu près ceci en français : Il est plus facile à un (image 1 = chameau) de passer à travers (image 2 = une aiguille dont on voit parfaitement le trou pour passer le fil), qu’à un (image 3 = un personnage qui prend des pièces sur une table pour les mettre dans une malle) d’entrer dans le royaume de (image 4 = une inscription signifiant ‘Dieu’). Ce qui correspond à un passage de l’évangile selon saint Marc 10, 25.
Dans le cas suivant, nous nous intéressons à un extrait de l’évangile selon saint Matthieu 3, 10. L’adaptation : Es ist die (image 1) denen (image 2) schon an die (image 3) gelegt : darum welcher (image 4) nicht gute (image 5) bringet, wird abgehauen und ins (image 6) geworffen. En français, cela pourrait donner la phrase suivante : C’est une (image 1) capable d’abattre les (image 2) à la (image 3) : un (image 4) qui ne porte pas de bons (image 5) est coupé et jeté au (image 6).
Pour le dernier exemple, nous ferons comme l’auteur : nous vous laissons jouer : un dictionnaire et une Bible (voir le psaume 18, 2) sont nécessaires pour découvrir ce message d’espoir. La formule en caractères gothiques est la suivante : (image 1) lich lieb hab ich dich Herr meine (image 2), mein (image 3), mein (image 4) mein Erretter, mein (image 5), mein Hort auf den ich traue.


De qui est ce livre ? La question demeure pour l’instant sans réponse. Est-ce un catholique ? Est-il membre d’une Eglise protestante allemande ? Seule une analyse détaillée de la manière dont il appelle les livres bibliques nous permettra peut-être de lever le voile. Mais d’autres problèmes demeureront en suspens. D’où viennent les jolies vignettes dont il se sert ? Le livre a-t-il rencontré un public important ? Comment a-t-il été accueilli par les autorités religieuses ? On le voit, cette Bible en images est en elle-même un rébus bibliographique que l’historien doit déchiffrer. Les apparences sont bel et bien trompeuses. Alors que de riches reliures cachent des textes déjà connus, de ternes feuilles de papier mal reliées nous entraînent vers de nouvelles recherches.

Philippe Martin

Professeur d'histoire moderne à l'université de Nancy II