L'ABBÉ LAURENT CHATRIAN (1732-1814) Par Juliette FRANCAIS

Laurent Chatrian est né à Lunéville le 4 mars 1732, d'une famille assez modeste, puisque son père était un simple marchand verrier. Il fréquente le collège de Lunéville, puis l'Université jésuite de Pont-à-Mousson, sans qu'une réelle volonté d'entrer dans les ordres ne se manifeste dans l'esprit du jeune étudiant. C'est seulement en août 1754, à l'âge de 22 ans, qu'il se destine finalement au sacerdoce en entrant au séminaire de Toul. Ordonné prêtre en septembre 1756, il exerce successivement le vicariat dans plusieurs paroisses rurales. En décembre 1773, Chatrian est nommé curé de Resson dans le doyenné de Bar. Enfin, le 27 janvier 1778, il devient curé de Saint-Clément, près de sa ville natale, Lunéville, où il exercera son sacerdoce jusqu'en 1789.

Durant cette période, il mène une existence très confortable, très routinière. A côté de ses devoirs de prêtre auprès de ses paroissiens (qu'il remplit bien évidemment avec zèle), il occupe son temps disponible à l'écriture. Il rédige des ouvrages divers, dont son Calendrier historico-ecclésiastique, sorte de journal où il consigne au jour le jour et en quelques lignes, tous les faits dont il a connaissance. Son petit-neveu, l'abbé de Girmont, raconte qu'après un repas avec des confrères, " Chatrian rentre dans son cabinet de travail pour se hâter d'écrire tout ce qu'il vient d'entendre ". Ainsi, les volumes de ce journal fourmillent des nouvelles, des on-dit, des bruits recueillis par Chatrian, qui sont consignés, soit au moment même de l'événement, soit un peu plus tard, comme en témoignent les nuances constatées dans son écriture.

Il excelle également à confectionner un grand nombre de notices biographiques, de listes diverses, de comptes-rendus de lecture et de recueils d'anecdotes, sur des événements contemporains (qu'il a lui-même vécus, entendus ou lus). A ce titre, ses écrits sont un témoignage précieux puisqu'ils nous livrent avec précision et authenticité, de nombreux renseignements sur le clergé lorrain, dès le milieu du XVIIIe siècle jusqu'à la fin de la Révolution française. Chatrian y évoque très rarement ses sentiments et son intimité, mais il se dévoile à travers la vision qu'il a des autres et du monde ecclésiastique.
Son écriture qui se déploie à un rythme régulier, est très fine, très serrée, donc très secrète ; il est important aussi de signaler qu'elle comporte très peu de ratures, soulignant ainsi le caractère exigeant de l'auteur.

Tous ces manuscrits sont conservés dans le Fonds Chatrian, sous la cote MC, de la Bibliothèque diocésaine de Villers-lès-Nancy, sauf deux volumes qui se trouvent à la Bibliothèque municipale de Nancy.

Pour la période révolutionnaire qui fut le cadre d'étude principal de mes recherches, ces documents sont irremplaçables. Én effet, les Archives de Trèves (que j'ai consultées), qu'elles soient épiscopales ou municipales, ne fournissent aucun renseignement précis sur le quotidien des prêtres émigrés, mais seulement de la correspondance officielle, des actes de police, des listes diverses ... Seul Chatrian nous renseigne sur la vie courante et les difficultés rencontrées. Toutefois, ses manuscrits n'éclaircissent pas tous les points; ils comportent des lacunes et des incertitudes qui demandent un travail complémentaire de vérification dans des ouvrages spécialisés ou aux Archives. De plus, ses émotions et sa personnalité le conduisent à insister sur certains événements qu'il estime dignes d'intérêt, et à faire l'impasse sur d'autres.

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Après cette introduction générale sur Chatrian, examinons maintenant son comportement face à la Révolution

A partir du 28 juin 1790, Chatrian siège aux États généraux, en remplacement de l'abbé Bastien, curé de Xeuilley, décédé. Passif, il ne se fait pas remarquer, se bornant seulement à protester contre les mesures anticatholiques de l'Assemblée et le vote de la Constitution civile du clergé. Le 4 janvier 1791, il refuse de prêter le serment constitutionnel qui lui est imposé et qu'il qualifie d' " impie ". Son refus catégorique témoigne de la profondeur de sa foi et de sa fidélité à son évêque, Monseigneur de La Fare, qui a déjà quitté son diocèse dans la nuit du 7 au 8 janvier 1791, pour se réfugier à Trèves. On peut se demander si cette fidélité est le reflet de ses sentiments personnels ou bien si elle lui est inspirée par son appartenance à des "réseaux de croyances" traduisant un certain clientélisme.

Après la clôture de l'Assemblée Nationale, le 30 septembre 1791, Chatrian, reconnu comme réfractaire, revient en Lorraine. Privé de sa paroisse et de tout traitement, il s'établit à Lunéville chez son neveu (M. de l'Espée). Les mesures hostiles aux prêtres réfractaires le frappent, mais elles ne menacent pas sa vie. Le clergé lorrain est encore assez tranquille durant cette période. Cependant, pour des motifs essentiellement politiques, son séjour à Lunéville lui devient bien vite insupportable. C'est pourquoi, le 6 mai 1792, il décide d'émigrer à Trèves, pour retrouver son évêque et quelques prêtres déjà réunis par l'exil. Il laisse alors la cure de Saint-Clément et ses paroissiens aux mains du " schismatique " Dom Louis, ancien bénédictin de Flavigny qu'il traite de "janséniste, moine vain et présomptueux, impudique ".

Chatrian erre quelque temps dans des villes allemandes, telles Mannheim, Mayence, Coblence, avant de se fixer, le 21 juin, à Trèves, qui devient le centre principal de regroupement du clergé lorrain durant l'été 1792. Il loge gratuitement avec des confrères à l'hôtel de la Suffragance, grâce à la protection de son évêque. Mais Chatrian se plaint de son logement qu'il qualifie de " délabré, où il nous a fallu arranger à nos frais, et nous approvisionner de tout ". De toute évidence, il est loin du confort dont il jouissait à Saint-Clément.

Il imagine que son séjour ne sera qu'un intermède de très courte durée et pense reprendre bientôt le chemin de la France. Mais l'exil se prolonge, et la situation religieuse évolue dans un tel chaos, que ses espoirs de rentrer dans son pays sont de plus en plus incertains.

Dans cette épreuve, Chatrian souscrit, en juillet 1792, à une association de prières créée par des prêtres français émigrés. Les associés s'engagent à prier les uns pour les autres, soit pendant la vie, soit après la mort. Dans une lettre adressée à l'un de ses confrères, Chatrian expose les motifs qui l'ont porté à y souscrire. En premier lieu, il évoque le besoin qu'ont tous les ecclésiastiques des grâces puissantes de Dieu pour les soutenir au milieu des tribulations auxquelles l'Église les expose chaque jour. D'autre part, cette pieuse démarche peut inspirer, d'après ses écrits " de la foi aux laïcs émigrés qui pour la plupart ont apporté en Allemagne la légèreté, l'oisiveté, le luxe, la volupté et l'irréligion française ". En 1799, selon les estimations de Chatrian, cette association compterait plus de dix mille membres, dont quarante archevêques.

A l'automne 1792, Chatrian est obligé, ainsi que ses compagnons d'infortune, de quitter la ville de Trèves afin de laisser la place aux soldats alliés affaiblis et meurtris par la guerre. Ainsi, le 4 novembre, il prend malgré lui, la route pour Echternach où il logera chez la veuve Kieffer avec huit autres confrères.

En apprenant que les circonstances sont plus favorables, Chatrian revient à Trèves en avril 1793 et y reste à peu près un an. Au cours du printemps 1794, sous la pression des armées révolutionnaires, il est contraint de s'éloigner de Trèves. Le 16 mai, il est à Cologne. Durant ce séjour, il est victime, comme beaucoup de ses confrères, de soupçons de la part de certains Allemands. C'est ainsi qu'en visitant l'église de l'abbaye de Saint-Pantaléon, le 15 juillet 1794, il est soudainement arrêté comme espion, et relâché deux heures après.

Après cet incident et après avoir obtenu l'autorisation exceptionnelle de son évêque, Monseigneur de La Fare, Chatrian quitte Cologne le 28 août pour la Bavière (certainement pour se rapprocher de ses amis et jouir d'une meilleure sécurité). Il fait partie du petit nombre d'élus qui ont la faveur d'être admis dans cet électorat (car les autorités bavaroises mènent une politique restrictive dans l'accueil des prêtres émigrés, par crainte du désordre, mais aussi par peur de la transmission à la population locale des idées révolutionnaires et gallicanes). Le 15 octobre, Chatrian s'établit enfin à Vilz-Bibourg où il passe à peu près le reste de son exil, c'est-à-dire environ sept ans.

Effectivement, l'espoir de rentrer dans son pays va s'affirmer avec le Concordat du 16 juillet 1801 qui rétablit la paix religieuse en France, et le sénatus-consulte du 26 avril 1802 qui accorde amnistie pleine et entière aux émigrés. Ainsi, en 1802, tout engage l'abbé Chatrian et ses compagnons d'émigration à prendre le chemin du retour. Un grand nombre d'entre eux se met en route, et le 10 mai, Chatrian arrive à Lunéville.

Comment entrer dans cette France nouvelle qui n'avait plus voulu de ses prêtres ? Contrairement à ce qu'il espérait, il est nommé à Château-Voué ; il ne rejoint pas son ancienne paroisse de Saint-Clément où il rêvait de retrouver ses fidèles (qu'il avait tant aimés). Il refuse donc cette nomination et reste simple prêtre à Lunéville. Son âge avancé, il a alors 71 ans, suffit à expliquer sa retraite. Il se retranche dans son cabinet où il se livre à des lectures et à des compilations qui ne sont, dans le fond, que des compléments de plusieurs recueils commencés avant la Révolution ou pendant son émigration. Il meurt le 24 août 1814 à l'âge de 82 ans.

Pour conclure, nous pouvons dire que Chatrian fut un homme de conviction, qui est resté fidèle à une conception traditionnelle de l'Église. Totalement à l'opposé de l'abbé Grégoire qu'il n'aimait pas, il n'a pas pris la mesure des bouleversements de la société de la fin du XVIIIe siècle. Il est demeuré un ecclésiastique d'Ancien Régime.