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"Le discours chrétien est devenu un spectacle" (La Bruyère)
Le renouveau de la prédication dans la France de l’Est aux XVIIe – XVIIIe siècles

 


L’expression qui sert de titre à cette conférence est empruntée à La Bruyère, au chapitre des Caractères que le moraliste consacre à l’art « De la chaire » (un chapitre entier, cela en dit la grande importance). La formulation est à double tranchant ; d’abord elle invite à mesurer l’ampleur du renouvellement d’un chantier important de la pastorale, l’annonce et l’explication de l’évangile, ensuite elle en pose une limite en semblant dire que le moyen a parfois pris le dessus sur la finalité même.
La Bruyère dénonce à la fois les orateurs sacrés qui se donnent en spectacle, peut-être pour obtenir un évêché ou une charge importante (souci de carrière, notamment quand on se produit à la Cour), ou qui s’inspirent trop de l’art du barreau, des plaidoiries, mais il s’en prend aussi au public consentant à une pratique insuffisante du sermon. Puisque la conférence se déroule devant une association d’amis de la Bibliothèque, il faut aussi rappeler que la plupart des orateurs célèbres sont passés à la postérité en obtenant la publication de leurs sermons, en obtenant un succès littéraire. Or, la transformation d’un propos oral en un patrimoine écrit n’est pas un phénomène anodin. En créant des discours types et conventionnels qu’on cherche à imiter par la suite, la prédication n’échappe pas à une certaine mode.

La Bruyère n’est pas le seul entre XVIe et XVIIIe siècle à blâmer le mal usage d’un outil pastoral, qui doit normalement être utilisé à l’imitation du Christ enseignant simplement apôtres et disciples. La gravure placée opportunément par l’archevêque de Reims Charles-Maurice Le Tellier dans le Rituel de la province (1677) que tous les prêtres sont sensés suivre est un rappel par l’image du devoir de sermonner familièrement, comme Jésus le faisait avec ses disciples. Une autre preuve des excès en chaire se lit dans un texte de Laurent Chatrian, secrétaire de l’évêque de Toul dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, conservé à la Bibliothèque Diocésaine de Nancy. Sous le titre de « Sermon d’honneur », il raconte l’histoire d’un jeune et ambitieux prêtre, Ocular, neveu d’un chanoine, qui aspire à la reconnaissance sociale rapide, prélude à une belle carrière. Il habite la ville imaginaire de Luto (comprenez Toul) et l’auteur nous dit : « je chante le malheur d’un prêtre téméraire, qui marchant sur les traces des Bourdaloues et des Massillons, osa paroistre dans une chaire illustrée ».
Ocular souhaite en effet obtenir un sermon d’apparat à la cathédrale de Luto, afin de se faire remarquer par l’évêque. Son oncle lui reproche alors pêle-mêle de griller les étapes, de manquer encore des qualités nécessaires à un tel rendez-vous mondain, d’avoir au fond les défauts de la jeunesse et de s’exposer à des effets bien contraires à ceux espérés. Pour y parvenir, il est d’ailleurs tenté de plagier meilleur que lui, tant sur le fond que sur la forme. En bref, il risque de se « donner en spectacle un jour aussi éclatant que celui-là ». La renommée et l’envie s’emparent alors de l’affaire et, faisant usage de nombreux artifices, créant au passage une intéressante querelle entre orateurs, le conduisent au succès tant attendu. Il devient le jeune curé de la paroisse Saint Jean du Cloître(1) .

Je vous propose dans les trois parties qui suivent de ne retenir que l’aspect positif de la maxime de La Bruyère, à savoir le nouvel élan trouvé par la prédication catholique, tellement fort qu’une récente publication a même suggérée l’idée d’une « révolution » de la prédication catholique(2) .
C’est une forte évidence aux XVIIe-XVIIIe siècles à l’échelle de la Catholicité toute entière, mais on peut spécialement le vérifier dans un espace plus restreint : celui de la France de l’Est. Il faut dire que la question de l’aggiornamento de « l’outil » prédication était urgente au XVIe siècle et plusieurs défis étaient à relever : celui de l’essor des protestantismes, notamment le calvinisme, qui introduisent une concurrence de qualité dès les années 1520 ; les critiques des humanistes chrétiens et des théologiens comme Erasme ou Joss Clichtove qui invitent à en faire le premier devoir pastoral, à améliorer d’urgence sa qualité. La prise de conscience longtemps attendue est générale vers 1550, facilitée mais non pas créée par la tenue de nombreux conciles, dont le concile de Trente qui s’achève en 1563. Dès avant le début des guerres civiles et religieuses en France (1562), une mobilisation extraordinaire est repérable dans la plupart des grandes villes de l’est, champenoises ou lorraines.

I - Le renforcement de l’encadrement


Il ne faudrait surtout pas croire que les temps d’instruction sont nés avec la période moderne (notre Ancien Régime), car l’enseignement en chaire des citadins s’institutionnalise déjà entre XIVe et XVe siècle, notamment sous la forme de deux grandes périodes bloquées d’instruction, les stations de carême et d’avent. Le modèle apparait précocement à Autun (Bourgogne) au XIVe siècle ou à Tours (1437) et il finit par gagner l’Ile de France puis les villes de l’est : Sens, Troyes, Metz, Dijon, Epinal et Nancy sont dotés de ces rendez-vous avant 1500, proposant aux fidèles de la cité une préparation à la célébration des deux grands mystères du christianisme : la résurrection et l’incarnation. Une invérifiable réputation évoque même la naissance des sermons à Bar-le-Duc dès le XIVe siècle, mais aucune source contemporaine ne permet de l’assurer.
Quoiqu’il ne soit, la norme urbaine s’installe peu à peu de la manière suivante : les autorités municipales paient les orateurs et les autorisés ecclésiastiques les choisissent. Seconde précision, les deux stations ne naissent que rarement ensemble, la priorité allant d’abord au carême (faire ses pâques), l’avent ne venant que dans un second temps. Reims et Bar-le-Duc offrent ce cas de figure, puisque le cycle de sermons pour Noël n’y est fondé ou attesté que dans les années 1580. Nous sommes alors au cœur des guerres de religion, notamment au cœur des affrontements de la Ligue (les Guise champions du catholicisme contre Henri III puis Henri IV, roi calviniste), période placée sous le signe de la radicalisation politique du catholicisme.
C’est à ce même moment que de nouveautés apparaissent. Alors que jusque-là seule la grande église de la cité est dotée, les archives montrent la multiplication des stations secondaires, organisée dans d’autres sanctuaires. C’est le cas à Troyes avec la naissance des deux cycles au sein des deux grosses et riches paroisses du centre-ville, Saint Jean et la Madeleine, vers 1550. Au siècle suivant, dans les années 1680, l’évêque de Metz Georges d’Aubusson de la Feuillade crée à son tour deux cycles délocalisés à Saint Simplice (avent) et St Martin (carême), paroisses stratégiquement au contact des quartiers protestants. Cette mesure fait partie des décisions préparant sur place l’inéluctable révocation de l’Edit de Nantes en 1685 et donc la reprise en main doctrinale des calvinistes.


Stations Metz

Tout cela montre qu’on renforce l’existant hérité du Moyen Age, mais le temps est aussi placé sous le signe de l’innovation. Plus intéressante encore est l’apparition quasi contemporaine de nouveaux cycles d’instruction consacrés à des grandes fêtes mariales et christiques. La plus symbolique concerne la Fête-Dieu, grande cérémonie dévote et civique de la cité à laquelle tout le monde doit participer, y compris les protestants, car elle est un marqueur de la catholicité urbaine. Jusque-là fêtée comme une fête isolée, elle devient une octave complète comprenant notamment huit sermons successifs portant sur l’eucharistie, sa définition, sa défense, sa dévotion. Comme le montre ce petit tableau récapitulatif , tout se fait entre 1580 et 1630, moment clé de la résistance et de l’affirmation catholique.


Tableau

Elle acquière alors le statut de troisième grande station partout organisée(3) . Enfin, n’imaginons pas que le renouveau est seulement imposé par le haut, car, à l’initiative de la hiérarchie ecclésiastique, répond une volonté émanant de la base, du terrain. C’est ainsi que les fabriques des paroisses (conseils de gestion économique), le clergé local, mais aussi les réguliers soucieux d’attirer des fidèles dans leurs couvents, ou encore les confréries de métier et de dévotion (Saint-Sacrement, Rosaire …), sans oublier des dévots désireux de faire une fondation, tous apportent leur écot à l’organisation de nombreux rendez-vous prêchés.
Un bon exemple est constitué par la création de dominicales, sermons organisés en plus du prône, souvent l’après-midi.
Ces remarques nous plongent de plain-pied dans l’univers de la prédication dite ordinaire, car répétée sans faute chaque année selon le calendrier liturgique. Pour être tout à fait complet sur le réveil de la prédication catholique, il faut y ajouter la prédication extraordinaire ou exceptionnelle, pour les neuvaines, les canonisations, les missions urbaines ou encore les jubilés. Comme on gagne des indulgences à ces occasions, il est nécessaire de bien instruire, ce que fait excellemment l’abbé Guilbert, curé de Saint Sébastien dans les années 1760-1780 (4). Au total, le quadrillage est nettement renforcé, les mailles du filet sont de plus en plus resserrées et les occasions de s’instruire se sont démultipliées. Il faut se rendre compte de l’effort que cela nécessite pour l’auditoire car, un carême c’est environ 40-50 heures d’écoute ! Et ne doutez pas que les fidèles se rendent à ces séances avec envie, les preuves en sont multiples. Jean Pussot le rémois résume chaque cycle auquel il assiste sur 57 années entre 1570 et 1626, pratiquement sans lacune!


Un auditeur satisfait le rémois Jean Pussot.

Plus dévot encore, le maître apothicaire langrois Africain Senault, neveu d’un célèbre ligueur parisien et très antiprotestant, assiste à 73 sermons en 1622, sans compter les stations ou les prônes. Georges Viard a écrit de lui qu’il courait les couvents (5).
Enfin, cette évolution/révolution est telle que les sanctuaires doivent se doter d’un équipement adéquat, nécessité qui conduit à la généralisation des chaires à prêcher en lieu et place des ambons ou jubés depuis lesquels on parlait.
C’est aussi le moment où s’affirme en toutes choses la préférence pour l’intérieur - le dedans -, au détriment du dehors, du coup les sermons de plein air, sans totalement disparaître, deviennent plus exceptionnels(6) . Ce mouvement de dotation est actuellement très étudié (7), et les églises se dotent de tribunes souvent neuves tenant compte des canons techniques. On peut le voir avec la chaire à prêcher édifiée par François Vallier à Saint Jacques de Lunéville après 1730 : disposée à l’entrée de la nef, on y accède par une rampe, puis l’orateur s’installe dans la cuve depuis laquelle il s’adresse aux foules grâce aussi à l’aide de l’abat-son (ou abat-voix) qui canalise le son et le répercute à hauteur des oreilles des auditeurs.

Ces meubles sont souvent richement décorés en rapport avec l’acte de parler : on y trouve surtout les quatre évangélistes qui fournissent la matière des homélies et sermons, les docteurs de l’Eglise qui l’ont diffusé et acclimaté à leurs temps, les grands personnages d’un ordre réputé pour son travail homilétique. Pour y entrer, on met d’ailleurs en place des rituels à la fois liturgiques et sociaux. Toutes ces mesures permettent d’apprécier une entreprise de valorisation non seulement des prises de parole, mais aussi de ceux qui les donnent.

II – Le choix et le prestige des orateurs


Je commencerai par un fait bien connu : la première implantation des ordres mendiants dans les cités entre XIIIe et XVe siècles a revivifié la pastorale, particulièrement par la prédication dont ils sont en quelque sorte les maîtres, des professionnels se distinguant des autres intervenants, notamment les séculiers qualifiés par certains historiens de « locuteurs intermittents » (Hervé Martin). Regardés comme les nouveaux apôtres du monde urbain, les réguliers ont fini par détenir un quasi-monopole du sermon. A Bar-le-Duc où pendant longtemps il n’y a que les Augustins, ou à Langres desservie par les seuls dominicains, le monopole est même une réalité. Dans de plus grandes villes, l’accueil fut plus large fondant cette fameuse « tétralogie » évoquée par le médiéviste Jacques Le Goff (Augustins, Carmes, Franciscains, Dominicains dans la même ville). On en tient alors compte et on organise des « tours » pour l’attribution de stations en alternance. La certitude de proposer un orateur pour un cycle ou les deux grands cycles est une garantie à la fois pour l’employeur, sûrs d’avoir un sermonnaire de talent, et pour le couvent qui y trouve prestige et une source de revenus garantie à échéance fixe. Les réguliers installés en ville sont naturellement les premiers appelés, mais on accepte parfois le recours à des clercs d’autres lieux, réputés pour la qualité de leur instruction. Par exemple, à Epinal les Carmes de Baccarat et les Augustins de Metz sont parvenus à se faire une place dans le cycle d’attribution des carêmes, assurée par des accords solides. Enfin, gardez bien à l’esprit que si c’est la ville qui bénéfice de leur labeur apostolique, la plupart d’entre eux rayonnent au-delà du périmètre urbain, dans les campagnes et petites villes environnantes. C’est ce que rappelle la carte sur la prédication ordinaire des Carmes de Baccarat reproduite dans l’Atlas de la vie religieuse en Lorraine.(8)

Or, ce premier état des choses évolue fortement après 1550. Comme vous le savez, la Réforme catholique encourage et nécessite l’arrivée de nouveaux instituts et congrégations, mouvement tellement soutenu qu’il a été qualifié par les historiens « d’invasion conventuelle ». Il s’agit notamment des nouveaux ordres, tels les jésuites et les oratoriens, ou des branches réformées d’ordres anciens : récollets et capucins. Une ville comme Nancy symbolise cet essor car, en se transformant totalement avec la fondation de la Ville Neuve de Charles III, elle accueille pas moins de 16 nouveaux établissements entre 1590 et 1648. Or, il va de soi que ces nouveaux ordres, nés justement pour répondre aux besoins de l’Eglise toute entière, ont fait de la prédication l’une de leurs priorités pastorales. Ils mettent d’ailleurs souvent cette qualité en avant pour convaincre les autorités de les accepter en ville, envoyant leurs meilleurs orateurs préparer le terrain d’une possible arrivée par de brillants cycles de sermons. Une fois la démonstration faite de leur utilité, il suffit de formaliser la demande et de compter sur l’appui sans failles des dévots qui les soutiennent. Un cas d’école concerne Nancy, où les Dominicains sont encore absents en 1642. En envoyant de Toul le célèbre et apprécié père Le Brun pour prêcher les instructions de la confrérie du Saint Sacrement puis l’avent et carême 1641-1642, ils préparent les esprits à une installation aboutie en quelques mois. L’arrivée de ces nouveaux réguliers perturbe naturellement l’ordre préexistant car ils réclament des stations. Les disputes sont parfois spectaculaires, donnant lieu à des dépôts de plaintes, et il faut alors trouver des accords pour que chacun se sente rassuré.
Pour en revenir à Epinal où les Minimes viennent s’installer au début du XVIIe siècle, le gouverneur de la cité tranche dans le vif et arrache l’acceptation d’un cinquième partenaire, écrivant aux habitués que cela entraine un décalage d’un an. La multiplication de lieux et de rendez-vous déjà évoqués en 1ère partie vous prouve que les cités ont la capacité d’ajouter ces nouveaux acteurs de la pastorale.
Il y a en effet une demande et donc un emploi pour tous.
Et les séculiers dans tout cela ? Leur part est plus faible, mais non inexistante et elle va s’accroitre au fil des décennies. Dans les cités épiscopales, les évêques, successeurs des apôtres, doivent normalement monter en chaire de temps à autre, mais le devoir a souvent été négligé entre XVe et XVIe siècles. Un dicton rapporte même qu’il était plus rare d’entendre un évêque prêcher que de voir un âne voler !
Les choses s’améliorent cependant et, à l’image du Cardinal de Lorraine, archevêque de Reims, de Nicolas Psaume de Verdun ou de Charles de Vaudémont de Toul, ces deux derniers comparés au grand archevêque de Milan Charles Borromée, les prélats jouent le jeu ou alors, s’ils ne prêchent pas, veillent à l’organisation d’une bonne prédication. L’administration épiscopale désigne en effet chaque année les prédicateurs et les confesseurs autorisés. Les chapitres des cathédrales ou des collégiales ne sont pas en reste et souvent une prébende est réservée à un confrère spécialisé dans ce travail apostolique, le chanoine théologal.
Chargé d’instruire les jeunes chanoines par des leçons de théologie, il doit aussi monter entre 30 et 40 fois en chaire à la Cathédrale ou à la Collégiale concernées pour instruire.
Réclamé de longue date - depuis le XIIe siècle -, cette charge se met progressivement en place en France entre XVe et XVIe siècle, facilité par le besoin de faire rempart au protestantisme, alors que la Lorraine y répugne.
Après une tentative avortée à Metz en 1597(9) , il faut attendre la fin du XVIIe siècle pour en trouver un à Verdun et à Toul. Enfin, il y a tous ceux qui ont charge d’âmes, poussés à prêcher par les statuts synodaux (ceux de Psaume sont exceptionnels à ce titre)(10) et les conciles provinciaux ; ils ont désormais presque tous la capacité de prêcher, souvent ils sont gradués (diplômés) des universités nouvelles de Reims et de Pont-à-Mousson. Avec la généralisation des séminaires à compter de la seconde moitié du XVIIe siècle, dans lesquels se donnent des leçons pour bien prêcher, leur formation est sans cesse améliorée.
Toutefois, comme le montre ces graphiques des prédicateurs dijonnais sur trois siècles, leur part reste longtemps minoritaire et ne rivalise guère avec celle des réguliers avant le XVIIIe siècle.

III – Les messages délivrés : entre instruction et mobilisation


Normalement, un sermon doit porter uniquement sur l’explicitation des paroles entendues au cours de l’office, sur les textes de l’Ecriture Sainte. C’est notamment ce qui est attendu d’une homélie. On doit aussi instruire sur le sens des sacrements, la manière de les recevoir, sur le devoir impérieux d’exercer la charité, de pratiquer les œuvres, en bref sur tout ce qui constitue les commandements généraux d’une vie chrétienne bien réglée et accomplie. Il faut tout de suite souligner que la plupart des sermonnaires font bien ce qui leur est demandé, à l’image du curé Guilbert dont on a retrouvé les instructions familières et adaptées aux auditoires. L’enjeu de bien prêcher est d’autant plus important que la prédication protestante est de qualité, par exemple les sermons du pasteur Ferry à Metz, récemment étudié par Julien Léonard(11) . La prédication ne tient pourtant pas qu’à cela, et les archives, qui aiment bien ce qui sort des sentiers battus, abondent en preuves d’une dimension plus temporelle, des usages polémiques.
Une grande partie des combats confessionnels (1562-1598) a été verbale, la lingua mordace a alors envahi les chaires avec d’évidents excès. Henri IV le sait bien et en tient compte dans sa politique de pacification. Avant même de signer l’Edit de Nantes, le roi écrit à de nombreux évêques en leur demandant de faire taire les polémistes qui se sont déchainés dans leur camp. A l’évêque de Châlons il demande notamment que chaque orateur soit « rangé désormais aux limites du debvoir qui luy est fixé », celui de « la pure administration de la parolle de dieu es bonnes moeurs et obéissance ». Afin de faciliter sa politique, les orateurs sont mobilisés pour instruire la « tranquilité » et sauver une paix encore fragile. Parfois, pour être sur du message délivré, il encourage les purges (envoi de ligueurs patentés en Lorraine) et envoie ses propres agents cléricaux (judicieusement appelés les « prédicateurs du roi » par Thierry Amalou(12) ). La mesure est globalement respectée mais il est pourtant difficile de ne pas tenir compte des circonstances politiques, des conflits théologiques et des tensions locales, de faire comme si le monde et ses questions se tenaient en dehors du sanctuaire. De même, si la « Religion Prétendument Réformée » est tolérée par ordre de l’état, l’Elise catholique entend bien reprendre le flambeau de la lutte sur le terrain des idées doctrinales, donc pour partie de l’affrontement verbal.
C’est pourquoi les discours restent des moyens très usités pour militer, dénoncer et différencier, un outil afin de peser, en les orientant, sur les opinions publiques.
On le voit très bien dans le maintien des tensions confessionnelles avec les protestants. En effet, malgré l’édit c’est bien le catholicisme qui possède toujours les principaux atouts : le nombre des orateurs, le nombre des sanctuaires, le nombre des rendez-vous … Les moyens d’un encerclement par la parole existent bel et bien. A preuve, à Metz dans les années 1640-1650, les pères jésuites ont pris l’habitude d’épier les sermons des pasteurs, de noter les points litigieux et les « erreurs », ce qui permet de fournir aux prédicateurs catholiques un argumentaire tout prêt afin de leur répondre en chaire le dimanche suivant.

Certains sermons possèdent également un caractère commémoratif faisant mémoire d’un fait historique favorable contre les protestants. C’est le cas à Verdun, ville frontière et porte de l’Empire, que les huguenots ont tenté de prendre en septembre 1562, au tout début des guerres. Or, contre toute attente, c’est un échec ; alors on y fonde un arsenal mémoriel pour glorifier la résistance : une procession dite des huguenots et un sermon repris sans faute pendant tout l’Ancien régime, et même, mais en se transformant sur le fond, jusqu’aux années 1950. Le prédicateur retenu possède un cahier des charges et il met en exergue l’identité catholique préservée de sa ville, en particulier grâce à la bienveillance mariale et la protection épiscopale(13) .
La chaire est également un des instruments de la querelle janséniste et ce très rapidement puisque l’évêque suffragant-auxiliaire de Metz, Martin Meurisse, appelle dès 1644 - soit un an après les premiers affrontements théologiques - des orateurs de Paris afin de défendre les thèses augustiniennes. Désormais, à chaque bataille, les prédicateurs de l’un et de l’autre camp font valoir leurs arguments et, dans sa grande thèse sur le jansénisme, René Taveneaux a montré que la lutte n’est pas qu’intellectuelle et par le livre, mais puisqu’elle cherche à toucher l’opinion publique en s’adressant aux foules et en simplifiant le message, la chaire s’impose (14).
Les évêques tentent parfois de mettre fin aux excès les plus criants en promulguant des règlements interdisant de s’insulter, tel l’évêque de Troyes en 1672 légiférant pour garantir dans son diocèse le succès de la paix de l’Eglise en France, dite clémentine car négociée par le pape Clément :
« Nous leur ordonnons à cet effet d’éviter soigneusement tout ce qui pourrait troubler cette paix, et leur défendons, aux peines de droit, de renouveler dans leurs discours, sous quelque prétexte que ce puisse être, ce qui s’est fait ou dit sur ce sujet et d’user des termes d’hérétiques, jansénistes, molinistes(15) et novateurs, ou de quelque nom de parti, dans les chaires, ou partout ailleurs où ils pourront parler de ceux qui ont donné lieu aux contestations passées »

Soulignons au passage que la nécessité de devoir rappeler les termes d’un accord remontant à quatre ans en dit long sur le faible respect de la trêve. Plus simplement encore, le prélat peut révoquer l’orateur qui, à ses yeux, s’est égaré. Les exemples en sont fréquents, justifiés ou non. Laurent Chatrian a ainsi raconté la mésaventure survenue à l’abbé Dinot, vicaire de Saint Nicolas de Nancy. Dénoncé à l’ordinaire en 1765 pour être « monté en chaire … infecté de quenellisme et autres sentiments nouveaux », il est réhabilité quelques mois plus tard. Dans le climat général de suspicion que connait ce diocèse à l’égard des idées réputées jansénistes, il avait été victime d’une fausse accusation de la part d’un jeune « rapporteur qui ignoroit ce que c’est que jansenisme au point de traiter de janseniste quiconque veut obliger les fidèles à aimer dieu, quiconque prêche aux fidèles l’obligation d’aimer dieu(16) » .
La confusion entre rigorisme et jansénisme est alors monnaie courante. Quoiqu’il en soit, le contrôle épiscopal de la chaire est très développé d’autant que, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’une des raisons fortes est de mettre fin à la division stérile entre catholiques, car c’est un cadeau fait aux « philosophes », regardés comme les nouveaux adversaires du christianisme catholique.

Enfin, la chaire à prêcher a pu être détournée de son rôle premier pour servir à des fins plus politiques.
Quel meilleur exemple que la cité ducale de Nancy pour cela. En effet, les sermons prononcés par les cordeliers, ordre très fidèle à la dynastie régnante depuis René II, le vainqueur de Charles le Téméraire en 1477, sont la voix du palais ducal, et mêlent volontiers les mobiles religieux et les choix politiques. C’est vrai en temps ordinaire mais plus encore au temps de la première occupation française après 1633. Alors que le duc Charles IV a été contraint à l’exil, leurs voix, et celles de leurs collègues capucins et jésuites, sont l’âme de l’esprit de résistance, du sentiment anti-français. Autant vous dire que la moindre occasion est saisie pour discréditer l’alternative française. En janvier 1649, alors que la Fronde devient une opposition forte et durable au pouvoir royal et à Mazarin à Paris, le prieur des Augustins prêche à l’Hôpital Saint Charles. Heureux des déboires français, il affirme que « les Bourgeoys dudit Nancy se resiouissoient des divisions … et qu’il y restoit encore assé de fléaux pour les affliger, et nestoient pas au point auquel ils le souhaitoient ». Gênée par le propos revanchard et craignant des ennuis avec le gouverneur français, la municipalité convoque l’orateur qui jure que ses paroles ont été mal interprétées ; pour briser toute tentation de récidive, on lui demande alors de citer les fameux bourgeois afin de les appeler à la modération.
L’affaire s’est sans doute terminée par une amende honorable en chaire(17) .

* * *

Les derniers éléments présentés permettent de revenir à l’avis critique de La Bruyère. On comprend mieux pourquoi, à ses yeux, la pratique de la chaire dévie un peu de son objectif unique : instruire les fidèles de l’évangile, les guider. En ces périodes où les occasions d’être informés et de donner son avis ne sont pas nombreuses (la presse n’existe pas encore vraiment, le droit de vote non plus, limités pour certains à des choix locaux : corporations, confréries, conseillers municipaux …), la chaire est plus qu’une simple tribune religieuse. Elle est à la fois un spectacle politique, civique, et un rendez-vous très prisé, magnifiquement organisé, un lieu où l’orateur cherche parfois plus à plaire qu’à convaincre. Pour abonder dans ce sens, jetons le regard sur les grandes cités telles Paris ou Rome où sont publiés des guides des sermons, plusieurs mois à l’avance, indiquant avec précision qui prêchera et où, afin d’aider les auditeurs à choisir leur orateur - de préférence une célébrité - ou leur église. Il va de soi qu’on se dirige prioritairement vers ceux qui ont grande réputation ou qui partagent votre opinion.
Même avec ces nuances qu’il ne faut pas exagérer, car globalement la prédication catholique est d’excellente facture, jamais sans doute il n’y eut autant d’occasions d’entendre des sermons, une telle variété de lieux et de discours, à tel point qu’il n’est pas faux d’affirmer que le XVIIe et la première moitié du XVIIIe siècle, époque de François de Sales, de Bossuet, de Bourdaloue et de Massillon, représente comme un âge d’or de la prédication. En parlant d’apogée, je suggère aussi la suite immédiate, celle d’un nouveau basculement qui s’opère autour de 1750, marqué par une désaffection pour quelques cycles, notamment l’avent, souvent déserté par les élites urbaines et à court de financement. Une nouvelle période de mutation et de concurrence (la montée en puissance des discours savants, la concurrence avec l’art du barreau) s’ouvre alors.
Stefano Simiz

(1) L’affaire est à lire dans Laurent Chatrian, Journal ecclésiastique pour le diocèse de Toul, BDN, MC 69, 1777, p. 231-298. Une enquête plus précise devrait permettre de révéler les noms des vrais protagonistes.
(2) Histoire Urbaine, n° 34, août 2012, dossier « La prédication en ville », p. 5-131.
(3) A titre d’exemple, à Dijon, la municipalité dédommage régulièrement les orateurs des trois stations dès le début du XVIIe siècle.
(4)Julien Piernot, La prédication d’un curé nancéien dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Les sermons de l’abbé Guilbert, mémoire de maîtrise Université Nancy 2, 2002. Etude effectuée à partir des sermons manuscrits conservés à la BDN.
(5) Georges Viard, « Un dévot à l’écoute des prédicateurs : Africain Senault, apothicaire langrois », L. Châtellier et Philippe Martin (dir.), La prière dans le Christianisme moderne, in Revue de l’histoire des religions, 2000, 217-3, p. 429-441.
(6) Stefano Simiz, Prédication et prédicateurs dans les capitales de Champagne et de Lorraine, vers 1550 – vers 1790, mémoire d’HDR, Université de Nancy 2, 2010.
(7) Philippe Martin, « La chaire instrument et espace de la prédication catholique », Matthieu Arnold (dir.), Annoncer l’Evangile (XVe-XVIIe siècles). Permanences et mutations de la prédication, Paris, Cerf, 2005, p. 397-415.
(8) Fabienne Henryot, Laurent Jalabert, Philippe Martin (dir.), Atlas de la vie religieuse en Lorraine à l’époque moderne, Metz, Serpenoise, 2011, p. 220.
(9)Alain Cullière, « Le tumulte des Cendres (Metz, 16 février 1600) », Cahiers Lorrains, 1998, n° 1, p. 29-53.
(10) Voir Bernard Ardura, Nicolas Psaume, 1518-1575, évêque et comte de Verdun. L’idéal pastoral du Concile de Trente incarné par un prémontré, Paris, Cerf, 1990.
(11)Julien Léonard, Le ministère de Paul Ferry à Metz (1612-1669). Essai de contribution à l’étude des pasteurs réformés français sous le régime de l’Édit de Nantes, thèse Université Lyon 3, 2011.
(12) Thierry Amalou, Le lys et la mitre. Loyalisme monarchique et pouvoir épiscopal pendant les guerres de Religion (1580-1610), Paris, CTHS, 2007.
(13)Stefano Simiz, « La mémoire catholique d’un échec protestant à travers les siècles : la tentative de surprise de Verdun en septembre 1562 », Les Affrontements religieux (XVIe-XVIIe siècles), Dossier spécial concours des Annales de l’Est, n° 1, 2009, p. 123-139.
(14)René Taveneaux, Le Jansénisme en Lorraine, 1640-1789, Paris, Vrin, 1960 ; voir aussi Catherine-Laurence Maire, De la cause de Dieu à la cause de la Nation. Le jansénisme au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1998.
(15) Un moliniste est un tenant de la doctrine du libre-arbitre et du devoir de conscience émise par le jésuite Molina en 1588. Le conflit entre jésuites et jansénistes a souvent été résumé à celui entre le libre arbitre et la grâce.
(16) Laurent Chatrian, op. cit., MC 49, p. 287 et MC 50, p. 141. Un « quenelliste » est attaché aux enseignements de l’oratorien Pasquier Quesnel, condamné par la bulle Unigenitus en 1713. Le terme désigne donc un janséniste au XVIIIe siècle.
(17)Archives municipales de Nancy, BB 5, délibération du 25 janvier 1649.